L’attente de bienveillance surgit aujourd’hui comme une sorte d’invitation à faire de la relation dans le monde du travail autre chose que ce qu’elle est. Il y a là un signe des temps qui dit bien plus que la simple aspiration à un bien-être au travail, à la gestion des risques psychosociaux, à la bientraitance et autres modalités organisationnelles. Car la bienveillance n’est ni un concept managérial, ni un concept organisationnel, mais un engagement de soi vis-à-vis de l’autre, une sorte d’élémentaire humain. Les hommes et les femmes au travail en appellent à une manière d’être en relation particulière les uns vis-à-vis des autres, car ils pressentent que le monde du travail n’est humain que sous certaines modalités relationnelles. Peut-être vivons-nous un tournant dont il faut prendre la juste mesure. La dureté des relations au travail, la pression organisationnelle et managériale, la fragilisation des sociétés modernes rendent visible le besoin de relations humaines bienveillantes. Le clivage entre ce que nous sommes et aspirons à être et les tâches à faire ne convient plus au monde d’aujourd’hui. Nous avons suffisamment mûri notre culture humaniste pour affirmer que le travail, la valeur, l’efficacité n’ont de sens que si les hommes et les femmes n’en sont pas les victimes.
Nous avons conscience que tout ne convient pas aux hommes, que l’efficacité et le résultat ne dédouanent pas de l’enjeu relationnel.
Non, la fin ne justifie pas les moyens, la culture du résultat non plus et si chacun est prêt à reconnaître qu’il faut parfois payer le prix de contraintes qui s’imposent, rien ne justifie pour autant la dégradation de la relation.
L’instrumentalisation, l’organisation, le désir, la rationalisation, la culture peuvent être les complices d’une déshumanisation. Les Grecs avaient bien compris que la phylia (amitié) était une condition de la vie sociale et politique. Ils disaient à leur manière que la cité n’échappait pas à ce besoin d’une relation bienveillante qui assurait l’avenir de chacun et de tous. Il s’agit là non pas d’un simple principe politique dont la finalité était de rendre performante la vie sociale mais d’une forme d’être, une manière d’être, ce qu’ils appelaient un ethos et que nous traduisons aujourd’hui par une éthique.
La bienveillance n’est pas un principe d’action mais une forme de relation. Elle n’est pas une stratégie qui aurait à être mise en place parce que nous en aurions évalué les bénéfices, mais un engagement de l’être, une tournure d’esprit, un trait du cœur et de la raison. Parce que l’homme est relation, et que la vie sociale en est la traduction, les modalités relationnelles disent notre humanité et conditionnent l’humanisation de nos vies. Relation veut dire que nous sommes fondamentalement liés au double sens du terme lien : être « relié à », c’est-à-dire dépendant de l’autre par un lien qui nous attache et être dans un attachement.
La relation est à la fois ce qui nous permet d’être ce que nous sommes et ce qui nous en empêche. Notre humanité se joue dans ce jeu de dépendance, d’interdépendance, de reconnaissance réciproque de la part de l’autre dans la part de soi. En ce sens, la bienveillance dit quelque chose de nous mêmes, de qui nous sommes et de ce que nous souhaitons être.
Il ne s’agit pas là d’un sentimentalisme naïf et désuet, mais d’un engagement existentiel au sens fort du terme, d’une décision en faveur de l’autre en l’installant au cœur de ce qu’il y a à vivre ensemble et en lui accordant crédit. Le « regard porté sur » cet autre, si différent soit-il, si étranger soit-il à ma propre réalité, ne saurait être celui d’une disqualification a priori, d’une méfiance, d’un soupçon sans que j’en sois immédiatement affecté. Il y a dans ce « trait de l’esprit » exigeant qui reconnaît en l’autre la pertinence de ce qu’il est, de ce qu’il dit et vit un trait du « cœur » qui dit que l’autre compte et doit compter.
(M. Grassin, Qualité de vie au travail et la bienveillance ? , étude Deloitte disponible ici)