L’arrêt du 18 mars 2020 de la Chambre sociale de la Cour de cassation (18-10.919) apporte une nouvelle contribution à une problématique centrale : la preuve des heures supplémentaires. Il tient compte de l’évolution de la jurisprudence de la CJUE qui définit quasiment une obligation à charge de l’employeur d’installer des modes de contrôle du temps de travail.
Preuve de l’importance de la question : le Medef a utilisé de la procédure de l’intervention volontaire pour faire valoir ses arguments. Pas de chance, les juges ont estimé leur intervention non recevable.
Affaire classique : un salarié demande à se faire payer ses heures supplémentaires puis, comme par hasard, se fait licencier.
Les juges d’appel rejettent ses demandes. Le salarié se pourvoit en cassation.
Reproduisons le moyen :
8. Le salarié fait grief à l’arrêt de le débouter de sa demande au titre des heures supplémentaires et des congés payés afférents, alors :
« 1°/ que d’une part, s’il appartient au salarié de fournir des éléments de nature à étayer sa demande en paiement d’heures supplémentaires, le décompte qu’il produit n’est pas nécessairement établi au moment de la relation contractuelle et peut l’être a posteriori ; qu’en écartant les documents produits par les salarié devant la cour au motif qu’ils n’ont pas été établis au moment de la relation contractuelle dans la mesure où ils sont différents de ceux produits devant le conseil des prud’hommes à l’appui de la demande initiale, la cour a violé l’article L. 3171-4 du code du travail ;
2°/ que d’autre part, en vertu de l’article L. 3171-4 du code du travail, le salarié doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments ; que dès lors que le décompte des heures supplémentaires effectuées produit devant la cour d’appel, même différent de celui produit en première instance, est suffisamment précis pour permettre à l’employeur d’y répondre, la cour ne peut écarter les tableaux produits devant elle par le salarié au seul motif que le décompte produit devant la cour comporterait des contradictions manifestes avec les documents produits devant le conseil des prud’hommes ; qu’en considérant que M. X… ne produisait pas devant la cour d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour étayer sa demande aux motifs que le décompte correspondant au travail réalisé pour le conseil général de l’Essonne ainsi que pour les autres dossiers présentait des incohérences avec les pièces versées aux débats devant le conseil des prud’hommes, sans même examiner les documents produits devant elle, la cour a violé l’article L. 3171-4 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l’article L. 3171-4 du code du travail :
9. Aux termes de l’article L. 3171-2, alinéa 1er, du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l’employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Selon l’article L. 3171-3 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, l’employeur tient à la disposition de l’inspecteur ou du contrôleur du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.
10. Enfin, selon l’article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d’enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.
11. Il résulte de ces dispositions, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant.
12. Pour débouter le salarié de sa demande au titre des heures supplémentaires et des congés payés afférents, l’arrêt retient que les documents produits devant la cour n’ont pas été établis au moment de la relation contractuelle dans la mesure où ils sont différents de ceux produits devant le conseil des prud’hommes à l’appui de la demande initiale, qu’en effet l’employeur produit le décompte des heures supplémentaires présenté par le salarié aux premiers juges duquel il ressort de notables différences avec les tableaux produits dans l’instance devant la cour d’appel, ainsi par exemple le travail réalisé pour le conseil général de l’Essonne, que les mêmes différences et incohérences se retrouvent pour d’autres dossiers Renault Truck, Feu Vert, Polyclinique du pays de Rance notamment, qui présentent des anomalies similaires à celles relevées s’agissant du travail que le salarié prétend avoir effectué pour le conseil général de l’Essonne entre les deux tableaux présentés d’une part devant le conseil des prud’hommes et d’autre part devant la cour d’appel, qu’ainsi il ressort desdits tableaux des contradictions manifestes, le salarié ayant opéré devant la cour d’appel des modifications pour tenter de corriger ses précédentes invraisemblances relevées alors à juste titre par l’employeur devant le conseil des prud’hommes, que pas plus les notes de frais que les « exemples de billets de train » ou l’attestation de l’épouse du salarié émanant d’un proche et, comme telle, dépourvue de valeur probante, ne sont de nature à étayer la demande du salarié, que dès lors les éléments présentés par le salarié ne sont pas suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour étayer sa demande et permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments.
13. En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le premier moyen pris en sa troisième branche, la Cour :
Point intéressant ici : les faits sont tels que même si les juges suprêmes rappellent la règle classique d’un équilibre entre les arguments avancés par le salarié et ceux de l’employeur, dire que finalement les juges ont renversé la charge de la preuve au détriment du salarié revient ni plus ni moins à alourdir la charge de la preuve pour l’employeur.
Le commentaire que fournit la Cour de cassation est un monument du genre. Il rappelle l’arrêt de la CJUE :
Depuis lors, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un litige collectif portant sur l’enregistrement du temps de travail journalier et des éventuelles heures supplémentaires réalisées, est venue affirmer, dans un arrêt du 14 mai 2019 (C-55/18), que « les articles 3, 5 et 6 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que de l’article 4, paragraphe 1, de l’article 11, paragraphe 3, et de l’article 16, paragraphe 3, de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ».
Dans les motifs de son arrêt, la Cour de justice précise que :
– contrairement à un système mesurant la durée du temps de travail journalier effectué, les moyens de preuve pouvant être produits par le travailleur, tels que, notamment, des témoignages ou des courriers électroniques, afin de fournir l’indice d’une violation de ses droits et entraîner ainsi un renversement de la charge de la preuve, ne permettent pas d’établir de manière objective et fiable le nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire effectuées par le travailleur, compte tenu de sa situation de faiblesse dans la relation de travail (points 53 à 56) ;
– afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la directive 2003/88 et du droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale de travail et à des périodes de repos journalières et hebdomadaires consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, les Etats membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, avec toutefois une marge d’appréciation dans la mise en oeuvre concrète de cette obligation pour tenir compte des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné et des spécificités de certaines entreprises (points 60 à 63).
Prenant en compte cette décision, la chambre sociale décide, sans modifier l’ordre des étapes de la règle probatoire, puisque, conformément à l’article 6 du code de procédure civile, tout demandeur en justice doit rapporter des éléments au soutien de ses prétentions, d’abandonner la notion d’étaiement, pouvant être source de confusion avec celle de preuve, en y substituant l’expression de présentation par le salarié d’éléments à l’appui de sa demande. La chambre sociale rappelle que ces éléments doivent être suffisamment précis quant aux heures non rémunérées que le salarié prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments, en mettant l’accent en parallèle sur les obligations pesant sur ce dernier quant au contrôle des heures de travail effectuées. Il est enfin rappelé que, lorsqu’ils retiennent l’existence d’heures supplémentaires, les juges du fond évaluent souverainement, sans être tenus de préciser le détail de leur calcul, l’importance de celles-ci et les créances salariales s’y rapportant (Soc., 4 décembre 2013, pourvoi n° 12-22.344, Bull. 2013, V, n° 299).
Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation entend souligner que les juges du fond doivent apprécier les éléments produits par le salarié à l’appui de sa demande au regard de ceux produits par l’employeur et ce afin que les juges, dès lors que le salarié a produit des éléments factuels revêtant un minimum de précision, se livrent à une pesée des éléments de preuve produits par l’une et l’autre des parties, ce qui est en définitive la finalité du régime de preuve partagée.
Autrement dit, les juges ne sont pas des législateurs et ne peuvent créer une obligation pour l’employeur d’installer des pointeuses. Alors, ils rendent plus compliquée la possibilité pour l’employeur de démontrer que le salarié n’a finalement pas exécuté les heures supplémentaires.
Là où on va s’amuser, cela va être pour le contentieux en matière d’heures supplémentaires à la suite du confinement.