Un extrait de l’ouvrage d’Alain Supiot disponible ci-dessous.

L’un des traits caractéristiques du capitalisme a été de traiter le travail, la terre et la monnaie, comme des marchandises. Mais il s’agit de ce que Karl Polanyi a nommé des « marchandises fictives16 ». On fait comme si c’étaient des produits échangeables sur un marché, alors qu’il s’agit des conditions même de la production et de l’échange. Or, pour être soutenables, ces fictions ont besoin d’être étayées par des montages juridiques qui les rendent compatibles avec le principe de réalité. Car, ainsi que l’affirme avec force la Déclaration de Philadelphie (1944), « le travail n’est pas une marchandise17 ». Le travail, en effet, n’est pas séparable de la personne du travailleur et son exécution mobilise un engagement physique, une intelligence et des compétences qui s’inscrivent dans la singularité historique de chaque vie humaine. Il a donc fallu, pour que la fiction du travail-marchandise soit durablement soutenable, que le droit insère dans tout contrat de travail un statut tenant compte du temps long de la vie humaine, au-delà du temps court du marché. La notion de marché du travail repose ainsi sur une fiction juridique. Or les fictions juridiques ne sont pas des fictions romanesques, qui autoriseraient à s’affranchir des réalités biologiques et sociales, mais au contraire des techniques immatérielles permettant d’accorder nos représentations mentales à ces réalités.

J’ai presque honte de devoir rappeler ces données élémentaires, mais je suis contraint de le faire car nous vivons en des temps où l’on prend pour des réalités les fictions juridiques qui sous-tendent les concepts de « contrat de travail » et de « droit de propriété ». La notion de « capital humain » est ainsi devenue, avec celle d’emploi, le paradigme à partir duquel est aujourd’hui abordée la question du travail18. La scientificité présumée de ce concept a été consacrée par le prix dit « Nobel d’économie » Gary Becker19, mais l’on oublie que son premier inventeur fut Joseph Staline20 et que le seul sens rigoureux que l’on puisse donner au capital humain se trouve à l’actif des livres de compte des propriétaires d’esclaves21. Dans le même temps, l’écoumène, que l’homme façonne − et le cas échéant saccage – par son travail est appréhendé comme un « capital naturel » sur lequel il conviendrait de mettre un prix de marché22.

Pour avoir une chance d’échapper à cette hégémonie culturelle du Marché total, il faut donc commencer par prendre conscience de la normativité à l’œuvre dans l’économie et la sociologie contemporaines, lorsqu’elles étendent ainsi à tous les aspects de la vie les concepts de « capital » et de « marché ». Raisonner en ces termes nous enferme en effet dans la représentation du travail qui a été celle du xxe siècle, alors même que la révolution informatique et la crise écologique devraient nous obliger à nous en déprendre.

Le noyau normatif de cette représentation encore dominante est le contrat de travail, dont l’économie s’est fixée lors de la seconde révolution industrielle. En vertu de ce contrat, la cause du travail, ou, plus exactement, dans la terminologie juridique la plus récente, sa contrepartie23, c’est le salaire, autrement dit une quantité monétaire, objet d’une créance du salarié. Travailler est pour le salarié un moyen au service de cette fin. Il n’a en revanche aucun droit sur le produit de son travail, c’est-à-dire l’œuvre accomplie, qui n’a aucune place dans ce montage juridique car elle est la chose exclusive de l’employeur. Mais pour cet employeur lui-même, cette œuvre n’est qu’un moyen au service d’une fin financière. Le but des sociétés civiles ou commerciales, qui occupent le plus souvent la position d’employeur, est en effet selon le Code civil « de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra […] résulter » d’une entreprise commune aux associés (art. 1832). Ici encore, nous avons affaire à une instrumentalisation de l’œuvre concrète accomplie par la société, qui n’a pas d’autre but que la réalisation de profits. Cette instrumentalisation a été aggravée à la fin du xxe siècle par le tournant néolibéral de la corporate governance, qui a eu pour objet et pour effet d’asservir les directions d’entreprise à l’objectif unique de création de valeur pour les actionnaires24.

N'attendez-plus, téléchargez dès à présent l’application MesHeuresSup et restez maître de votre temps

Recevez un lien de téléchargement

En vertu de notre Charte des Données personnelles et de la réglementation RGDP, les informations renseignées ne seront jamais conservées.

Les liens de téléchargement ont bien été envoyés !

N'attendez-plus, téléchargez dès à présent l’application MesHeuresSup et restez maître de votre temps